Invité au Festival International du Film de Pékin, Hippolyte Girardot en revient avec un carnet de voyage plein d'images et de sensations : le cinéma, la nourriture, les Chinois. Tout s'y mélange avec fougue, bonheur... et un certain panache.
Back from China, encore sous le choc.
"Arrivée à l’aube dans un aéroport désert avec une petite heure d’avance, les vents étaient « favorables », mon nom nulle part sur les panneaux d’accueil. Je laisse passer du temps, j’adore ça, être au milieu d’un pays que je ne connais pas, sans aucun repère ni direction. En fait, ça n’arrive jamais dans nos vies si canalisées. Un truc d'une chaîne internationale est ouvert, je m’y prends un café et j'attends. L’impression première restera celle que je garderai parce que je la retrouverai plusieurs fois : le collage brutal et presque burlesque de la modernité et du Moyen-Age, du féodal et de la mondialisation.
Je me décide à appeler Isabelle Glachant – il est tôt mais tant pis – pour la prévenir au moins que je suis arrivé. Elle répond – réveillée donc, me dis-je, stupéfié – qu’"elle arrive mais tu la connais, c’est Zing", (ou JIng, ou PIng ?) Je connais une chinoise de China (comme dirait OSS 117) ? Moi ?
J’attends dans cet immense hall vide. Et je la vois arriver. Jing. La dernière fois que je l’ai vue, elle faisait la photo de plateau de Jean-Jacques Zilbermann sur El Verano inesperado . Toujours très jolie et charmante, parlant si bien le français. Intimidé, je lui fais des compliments sur ses "extraordinaires" chaussures.
On monte dans le van et on part pour l’hôtel. Petit à petit, les tours d’habitation laissent la place à celles de bureaux. Tout est un peu gris. La veille, une des rares mais insensées tempêtes de sable a recouvert les voitures d’un ou deux centimètres de poussière. En reste une patine sur le paysage, tours comme rues, anciens comme récents. On se croirait dans un autochrome des frères Lumière. Jingxiang m’explique mille choses sur la ville, les périphériques successifs (8 !) qui ne font que rappeler les enceintes successives de la Cité Interdite, parle tout de suite de Shanghai – elle est de Peijing – où les voies sont plus petites, l'ambiance différente (une rivalité un peu comme entre Marseille ou Paris, on connaît ça, un classico) et où tout est différent. Déjà envie de dormir mais je fais de mon mieux.
Les Français en vadrouille
Big Hôtel, big chambre, big breakfast. Dormir ou la Cité interdite ? Siège de l’empereur quand même, c’est pas comme si j’allais toutes les semaines en Chine. Deux étudiantes sont déléguées pour nous accompagner, moi et Tonie Marshall. Les bons touristes, le couple infernal, les Français en vadrouille, parfait, on tient la route. On entre dans cette immense représentation du Pouvoir, un décor imposant et vidé de toute sa vie de cour, son foisonnement qui devait rendre les immenses murailles plus petites et qui aujourd'hui sont comme des panneaux construits pour un film de science-fiction. Tout est ripoliné, le portrait de Mao à l’entrée y compris. Des dizaines de groupes se baladent comme des petits animaux coiffés des mêmes casquettes, suivant des petits drapeaux. On essaie d'échapper à la foule que Tonie filme inlassablement...
Et ensuite. Ensuite, le premier repas dans un restaurant choisi par Isabelle : le 1949. Je ne dis pas les détails parce que je vais pleurer. Juste un truc. Manger quelque chose qu’on n'a jamais mangé et adorer cette sensation de la découverte qui n’appartient au fond qu’à l’enfance est une expérience rare à un âge mûr ("âge mur", quel euphémisme d’enfoiré). J’ai mangé du lotus. Comment dire ? J’AI MANGÉ DU LOTUS. Voilà, c’est tout.
Ensuite on est partis discuter avec des étudiants dans l’école d’art dramatique. Sélection très dure (200 admis sur 100 000 postulants). Stéphane Berla, dit Jack, réalisateur de La mecánica del corazón est arrivé, super tête shaolin et tee-shirt de voyage, à peine sorti de l’avion et zou ! l’entretien avec les étudiants. Et capable de discuter avec un étudiant sur le synchronisme labial des « o » pas tout à fait précis dans la bouche de son héros, Jack ! Admiration d’un clown comme moi qui manie les théories les plus fumeuses avec des blagues idiotes, mais assumant ce rôle avec panache (enfin, tant que faire se peut, voir la fin du récit). Tonie, fidèle à elle-même, interrogeant la place des femmes dans l’école, leur nombre relativement important dans la classe et débattant avec fougue des « sujets féminins » ou pas. On y est, c’est la France du Cinéma qui se déplace, un mélange d’originalité et de classicisme, de prosélytisme et de timidité. L’honnêteté m’oblige à dire qu’ensuite j’ai dormi un peu pendant l’interview dans la cour. Le Lotus, probablement.
Nous reprenons une voiture pour la Cinémathèque. Cela n'a l’air de rien mais la ville est immense et le transport est un souci. Bien calibrer le temps passé entre deux endroits, c’est du flair, de la science, et de la chance. Une fois qu’on est quelque part, on a fait le plus difficile. La salle est immense. Nous sommes désormais accompagnés de l’interprète le plus extraordinaire que j’aie jamais rencontré : Li Song. Impeccablement habillé d’un costume violet, il énergise la moindre de nos remarques. Un talent. Je vous le conseille si vous sentez que votre merveilleuse intelligence n’emportera pas la foule, lui le fera. On est encore tous les trois sur scène, chacun dans nos rôles, ça se passe bien, on commence à trouver notre rythme, nos personnages, on va probablement faire un trio et chanter quelques chansons. Et boire quelques alcools. Et aimer quelquefois. C’est génial mais la journée commence à être longue avec le décalage horaire.
Un pickpocket et une gifle
Mais il y a un truc qui se passe, qui se sent. C’est combien ils sont heureux de nous voir, de voir nos films, de nous accueillir. On ne se rend pas compte tout de suite de l’ENJEU que ça représente, tant nous sommes éblouis, enchantés, charmés de ce que nous voyons, de ce que nous échangeons. Mais en fait, être là, parler librement de nos films, transmettre cette idée du cinéma est pour eux un message d’espoir. Etre là, c’est être avec eux, donc les encourager dans une société trop immuable d’un point de vue culturel et politique. Les films du « panorama », idée habile pour greffer des films sur un événement prestigieux chinois (le festival de Pékin) sont choisis par la censure. Mais néanmoins ils sont là, si différents de ce que les studios américains leur proposent. Une rétrospective sur la Nouvelle Vague se trouve amputée de Pickpocket, car « trop réaliste » d’un point de vue technique, on demande à la propriétaire de la salle Broadway de supprimer la gifle de l’instit' à Jean-Pierre Léaud dans Los 400 Golpes. Elle décide de la laisser. Et la projection a eu lieu sans irruption des flics (le totalitarisme a ceci de commun avec un parent sociopathe : il est imprevisible). Il ne s’agit pas d’être les artisans d’une ouverture culturelle (de quel droit ?) mais bien d’être des accompagnants. Il y a vraiment là quelque chose d’unique dans cette relation franco-chinoise, totalement différente de celles que l’on entretient avec les autres pays. Et c’est vraiment sensible. C’est à respecter d’autant que ce regard qu’ils portent sur nous ne peut que nous faire réfléchir à ce que nous leur apportons. Il y a là un échange d’observations qui vaut mieux que celui de jugements. Et j'ai l'impression d'avoir jugé trop vite le dragon chinois. D'être esclave d'une vision occidentale qui nous arrange : Chine dominatrice, régime policier, fabriquant de chêmage en Occident. Quand on est dans cette immense chose, on commence à entrevoir qu'on a plus à apprendre d'eux qu'eux de nous. Devenir chinois peut être un objectif...
C’est déjà le nuit quand nous sortons de la Cinémathèque. La nuit, on ne voit plus que les premiers étages, les rez-de-chaussée, la rue. En Asie, la rue n’est pas seulement l’endroit où on passe mais celui où on vit. Les Pékinois sont des latins. On va dîner dans un immense truc, une grande table ronde, un plateau tournant et encore des plats inédits. Les yeux me sortent de la tête. Suis assis à côté de Rosalie Varda (elle connaît Beijing comme sa poche) et on est comme deux gosses devant des tout petits paquets de tofu, emballés comme des cadeaux. Des nouilles bleues, des tranchettes de viande marinée, j’en passe, ça me donne trop faim d’y penser. On sort de là, groggy, un match de foot vient de se terminer, des hordes de supporters passent avec leurs maillots, je retiens Tonie par le bras, prête, en bonne fan de foot, à les suivre dans un karaoké délirant, et Isabelle, devant le monstrueux embouteillage qui immobilise nos chauffeurs, nous propose un foot-massage. No comment, le truc dépasse ce qu’on peut imaginer après un repas pareil.
Encens, pétards et propriétés d'Etat
Le samedi matin, j’attends Tonie qui doit régler ce qui s’appelle ici "L’Affaire du Soutien-Gorge". Je ne me permettrai pas d’en raconter les détails en lieu et place de la principale concernée mais nous sommes là devant un cas. Nous partons ensuite vers le Temple des Lamas. Magnifique enfilade de temples séparés par des cours où la foule bouddhiste se presse, attrappe quatre bâtons d’encens qu’elle fiche entre ses mains jointes posées contre le front, puis se courbe trois fois avant de poser les batonnets fumants aux pieds de statues colorées et moqueuses de bouddhas sculptés dans une seule pièce de bois. C’est très calme de faire ça, d’être au milieu de gens qui prient, font j'imagine des vœux de joie et repartent avec le sentiment satisfait de participer à l’harmonie du monde. Les autorités ont voulu faire croire que toutes ces fumées odorantes étaient une des causes, et non des moindres, de la pollution de Pékin. Blague. Néanmoins, le jour du Nouvel An, tous les pétards augmentent la pollution de 100% en vingt minutes.
Juste avant de partir au Moma (qui n’est pas le musée de New York mais une sorte de complexe immobilier étrange, à l’intérieur duquel se trouve une salle de cinéma indépendante, le Broadway, petit village d'Astérix) il faut quoi ? Manger. Pour y aller on traverse les hutongs, quartiers traditionnels qui disparaissent. La rue que l’on emprunte a deux côtés : l’un est encore tel qu’à l’origine, donc aujourd’hui délabré mais toujours vivant, et de l’autre sa réplique refaite à neuf : mêmes proportions et dimensions, même dessin mais tout en béton. Une sorte de version Disney du hutong. C’est dommageable mais inévitable. Il n’existe pas de « propriété » au sens strict en Chine. Ou plutôt c’est l’Etat qui est propriétaire. Et accorde des concessions renouvelables de 70 ans. L’immanence. Very Chinese. Very bouddhiste.
Manger, toujours
Le restau s’appelle Little Saigon et appartient à Steve, qui a produit avec sa femme The Nightingale. La terrasse est chouette, et c’est à moitié vietnamien, plus léger que le chinois traditionnel. On voit la pollution obscurcir le ciel. Tonie est déjà chic en prévision de ses obligations de vice-présidente de la commission artistique d’Unifrance. On fonce faire un Q&A au Broadway. La patronne du cinéma anime le débat. On répond du mieux qu’on peut aux questions, et c’est des moments comme ça qui font le sel de ces voyages. Je dis une connerie sur le fait « qu’être acteur est une excellente façon d’être une femme », Tonie parle de « cette seconde moitié du ciel » dont Mao a vanté l’importance (sourire de connivence des spectatrices dans la salle), et Stéphane explique que "Jack est entièrement crypté mais très autobiographique, et que son co-auteur a même dans le scénario imaginé des choses qui lui sont, par la suite, réellement arrivées."
Plus tard, on assiste à la remise de l’Ordre de Chevalier des bars et des mouettes par M. l’ambassadeur à Feng Xiaogang, très ému derrière son masque impassible. Li Song traduit avec véhémence, c’est beau comme l’antique et tout se passe dans un théâtre traditionnel. Il y a une petite cour derrière pour fumer et je me retrouve (comme quoi il faut avoir des vices) à partager une cigarette avec Feng et ses amis, accroupis comme des samourais devant la pluie qui tombe devant nous. Les silhouettes des toits dessinent des montagnes, c’est très campagne chinoise en plein Beijing. Toujours ce mélange.
Je dois prendre mon avion mais avant, quoi ? Manger, évidemment. Au Da Dong, fameux pour son canard laqué. Le chef est une montagne avec des cheveux très longs, il est célèbre et quand il fait une photo avec Robuchon, on dirait qu’il va le bouffer comme un petit chou, le Robuchon. C’est très bon mais le roast duck du 1949 est meilleur. Et nous lançons un débat sur le panache. Qu'est-ce que le panache ? À quoi ça correspond ? Qui est "panache", a été "panache" ? Le "panache" est-il français ? Vieillot ? Historique ? Depardieu s'impose, au même titre que Belmondo, Jules Berry, Raimu... Ça discute, c'est une version du "Casque et de l'Enclume" en direct de Beijing.
Je reprends le van dans Beijing désert. La route est comme une laque qui vient d'être frottée. On met dix minutes pour rejoindre l'aéroport, dix heures pour Roissy. Et des jours pour comprendre ce qui m'est arrivé."
HG